Semaine de 4 jours : la Tech, première de cordée
Semaine de 4 jours : la Tech, première de cordée
C’est sans doute l’un des sujets les plus politiques de la sphère RH. Il polarise de grands espoirs comme de solides réticences… et véhicule aussi un certain nombre de confusions : « la semaine de 4 jours, c’est forcément 32 heures », « Les 32 heures sont la suite logique des 35h », etc.
Quand on pose la question de la semaine de 4 jours, en réalité on pose celle de la valeur du travail : de sa mesure d’abord, et en rebond de la place qu’il occupe dans nos vies. Combien de temps, combien d’énergie, quelle importance ? On se détourne de l’étalon communément admis du « lundi au vendredi », on casse la boussole.
Cet impact sociétal très fort explique sans doute pourquoi on retrouve parmi les pionniers de la semaine de 4 jours, une majorité d’acteurs de la Tech. Il n’y a pas de raison technique à ce que ces métiers-là prennent les devants, mais plutôt une volonté d’exemplarité : les entreprises qui incarnent « le futur » s’intéressent peut-être plus naturellement aux façons de travailler les plus progressistes.
Convoquez tout à la fois les débats sur la culture du présentéisme en France et sur la façon dont nous devrions être rémunérés : plutôt pour un volume horaire, ou pour un résultat ? Ajoutez-y une dose de fantasmes autour du « patron bosseur et des salariés fainéants » (ou l’inverse). N’oubliez pas la problématique de la parentalité, les accords autour du travail à distance, ni le droit à la déconnexion…. Posez tout cela sur la table et vous obtenez : la semaine de 4 jours. Un cocktail parfait pour empoignades politiques.
Pourtant, tous ceux qui ont sauté le pas – ou qui « sont passés de l’autre côté du miroir », pour reprendre la formule de Laurent de la Clergerie (LDLC) – ne tarissent pas d’éloges. Chez eux, tout va bien. Tout va mieux qu’avant – et tout va même mieux que prévu.
Tous écartent d’un revers de main le spectre d’une perte de productivité. Pour la plupart, ils avancent même un gain de productivité. C’était déjà le cas chez Microsoft lors d’une expérimentation au Japon en août 2019 : + 40 % pour les 2 300 salariés concernés*. Au pays des heures supplémentaires et de la « karoshi » (mort par surmenage), ce test prenait une saveur particulière.
D’autres initiatives, émanant parfois des gouvernements, ont vu le jour en Espagne, Belgique, Allemagne, Islande, Nouvelle-Zélande, Arabie-Saoudite, Canada, Australie… Un test géant s’apprête à être mené au Royaume-Uni : il impliquera 3 000 employés dans soixante entreprises**.
Alors, où en sommes-nous, en France et en 2022 ?
D’après l’étude People at Work 2022 d’ADP***, réalisée auprès de 33 000 actifs dans 17 pays, dont 2 000 en France : 5 % des entreprises françaises seraient passées à la semaine de 4 jours, mais 64% des salariés aimeraient pouvoir basculer, tout particulièrement les parents (69 %), les femmes (66 %) et les jeunes actifs de 25 à 44 ans (67 %).
En revanche et contrairement aux salariés au niveau monde (50 %), les Français ne seraient que 27 % à concéder une baisse de leur rémunération en contrepartie de la flexibilité de leurs horaires de travail. On parle donc bien d’une réorganisation du travail pour une même productivité, et pas d’un temps partiel.
Nous l’évoquions plus haut : quand on cherche à mettre des noms sur les 5% d’entreprises pionnières, force est de constater que l’on tourne beaucoup autour de la sphère « Tech ». LDLC, Welcome to The Jungle, Mozoo, IT Partners (infogérance et prestation de services informatiques), Tenor (conseil numérique), MV Group (marketing digital)… Et Accenture a annoncé à son tour en début d’année son intention de basculer.
Bien sûr on trouve des précurseurs dans d’autres secteurs : par exemple chez Cookut, fabricant français d’ustensiles de cuisine, JC Logistique (location d’engins), Yprema (recyclage de matériaux de déconstruction) ou encore Systèmes b. (conseil et formation en gestion et stratégie). Les PME et TPE ne sont pas en reste. Mais les acteurs du numérique, déjà habitués culturellement à « travailler autrement » sont surreprésentés.
L’impulsion doit venir d’en haut
Mathieu Rostamkolaei est le CEO de Mozoo, agence de marketing en ligne (40 collaborateurs). Son entreprise est passée à la semaine de 4 jours fin 2020, à sa demande. « J’ai toujours souhaité que mes collaborateurs s’approprient leur agenda. Bien avant la semaine de 4 jours, je ne suivais pas le nombre d’heures travaillées. Cet indicateur n’a pas de valeur à mes yeux. Ce qui compte : se sentir responsable de sa tâche ! »
Le lundi, le mardi et le jeudi, toute l’équipe travaille. Les mardi et jeudi , elle se réunit au bureau, à Paris. Le reste du temps, les collaborateurs sont répartis dans plusieurs régions et jonglent avec leur journée « off » (le mercredi ou le vendredi) en suivant une règle simple : les clients doivent toujours trouver un interlocuteur. Des binômes ont donc été constitués pour assurer la continuité de service cinq jours sur sept.
Mathieu se souvient qu’il a lui-même commencé à basculer en 2018. « J’ai commencé par ne plus tellement travailler le vendredi après-midi, puis plus tellement le vendredi. J’allais chercher mon fils à la crèche, je faisais le marché, je faisais du sport, parfois même je passais 3 heures sur mon canapé à réfléchir à l’entreprise : en fait, j’avais besoin de m’extraire du rythme quotidien du bureau. J’ai tellement aimé ça, que j’ai beaucoup lu sur le sujet (« Les utopies réalistes », notamment) et il m’est apparu évident qu’en travaillant moins, on travaille mieux. »
Et de citer, pêle-mêle, Henry Ford et les Bisounours : « Tout le monde le dit. Quand Ford, dans les années 1930, a décidé d’offrir un jour de congé à ses salariés, ce n’était pas un socialiste, ni un chantre de l’humanisme. Ses ingénieurs lui ont tout simplement signifié qu’il aurait moins d’accidents de travail, que des ouvriers moins fatigués tomberaient moins malades et travailleraient plus les six jours restants. En plus, sur leur temps libre, ils auraient peut-être envie de s’acheter une voiture. La semaine de 4 jours, ce n’est pas un truc de Bisounours. Elle séduit aussi les plus libéraux. »
C’est donc le patron qui a donné l’impulsion chez Mozoo. C’est le cas en réalité dans les trois entreprises que nous avons interrogées et ce n’est manifestement pas une coïncidence. Selon Laurent de la Clergerie (LDLC), c’est même essentiel : « Il faut que ça vienne du patron, toujours. Car les principaux obstacles viendront d’en haut également. Des managers, notamment. Si ce n’est pas le patron qui donne l’impulsion, il entendra le point de vue de ceux qui n’y croient pas. Son premier combat est d’imposer cette nouvelle norme. »
« Quand j’ai proposé l’idée à mon Comex, confirme Mathieu Rostamkolaei, certaines inquiétudes ont été formulées, pourtant l’équipe est composée de personnalités souples et ouvertes d’esprit. Nous avons donc convenu d’un test sur six mois et nous nous sommes donné pour objectif de conserver le même niveau de productivité. Deux ans après… tous nos indicateurs ont augmenté de 25 % ! »
Une étape indispensable : réduire les réunions
Chez Welcome to The Jungle, passé à la semaine de 4 jours en 2019, le nombre de réunions a été réduit de 30%, démontrant l’inutilité de certaines d’entre elles. « D’un point de vue purement mathématique, indique l’entreprise, le nombre de réunions aurait dû baisser de 20%. La remise en cause systématique de leur bien-fondé l’a fait fléchir davantage encore. Certaines équipes ont pris conscience de la relative inutilité de certaines réunions récurrentes et, inversement, de l’utilité de bien préparer les autres, qui sont alors plus courtes et plus efficaces. Des réunions jadis hebdomadaires ne se sont ensuite tenues qu’une fois toutes les trois semaines. »
Chez Mozoo, les réunions ont été réduites à 45 minutes, voire 30. Mais surtout, toutes les réunions « descendantes » ont été supprimées. « Si vous venez en réunion juste pour écouter quelqu’un ou lire son Powerpoint, quel intérêt ? Autant lire un email, souligne Mathieu Rostamkolaei. Une réunion, c’est fait pour se parler. C’est ainsi que, presque sans faire d’effort, nous avons gagné pratiquement une journée. Nous avons également allégé une partie des reportings. »
Et mis en place quelques bonnes pratiques, car couper dans les réunions ne suffit pas. Mathieu Rostamkolaei (Mozoo) a ainsi choisi de se former pour reprendre le contrôle de son temps. « Toute la journée, nous sommes tous exposés à des informations, des notifications, sans parler des publicités… C’est un flux continu. J’ai décidé d’arrêter de consulter mes emails toutes les cinq minutes. J’ouvre ma messagerie 4 fois par jour. Même chose pour les notifications : comment les gérer, quand les couper… ça s’apprend ! Notre cerveau n’est pas fait pour être interrompu toutes les cinq minutes par une notification. Maintenant, quand je travaille 2h sur un fichier Excel, je suis vraiment concentré. » Même chose pour la prospection, avec des plages dédiées : l’idée est de découper la journée en tranches, afin de se focaliser sur un sujet à la fois.
Parmi les critères de productivité mesurés par Mathieu : des indicateurs quantitatifs (pour les commerciaux par exemple : le nombre de RDV pris, le panier moyen des devis, le ratio de devis acceptés…) et qualitatifs, avec des questionnaires trimestriels et anonymes (« Ressentez-vous le syndrome du dimanche soir ? », « Pensez-vous que ce que vous faites est utile? », etc).
La culture du test
Chez LDLC, Laurent de la Clergerie a choisi un passage aux 32 heures sans baisse de salaire. C’était en janvier 2021, le jour des 25 ans de l’entreprise qu’il a créée. Pour passer de 35 heures travaillées à 32, il avait cependant estimé un coût pour l’entreprise de l’ordre de 4% de la masse salariale. Erreur. Les effets positifs de repos et de la confiance ont boosté la productivité.
Les chiffres du premier semestre de LDLC 100% travaillés 4 jours sont éloquents : « 6% de croissance, 20% de gain de résultat et un solde entre embauche et départ négatif ». Mieux : « Constatant dès le départ que les effets étaient hyper efficaces en termes d’efficacité et que cela ne coûtait rien à l’entreprise, voire que ça nous rapportait de l’argent, nous avons même réévalué les salaires aux négociations annuelles obligatoires de 2021 en moyenne de 10% pour les bas salaires (pour atteindre un salaire minimal de 1940 euros brut) et de plus de 3,5% pour l’ensemble des autres personnels, donc augmenté les charges sur le papier pour un meilleur résultat », a déclaré l’entrepreneur sur Linkedin.
Laurent passe désormais beaucoup de temps (à peu près deux jours par semaine) à « raconter ce conte de fées » aux autres. « La semaine de 4 jours fonctionne au-delà de nos espérances et cela me semble injuste de garder ce que nous vivons pour nous. » Laurent partage aussi son accord d’entreprise**** et insiste beaucoup sur le climat de confiance nécessaire à la réussite du projet. Pour faire en sorte d’assurer la continuité du service client, notamment, « il faut faire confiance à chaque équipe pour son organisation interne une fois les règles définies : pas d’ingérences sur leur gestion. Ainsi au final presque aucune équipe n’a défini strictement les mêmes règles, mais ça marche partout… »
Welcome To The Jungle, accompagné par Semana, un acteur qui simplifie l’organisation du travail hybride pour planifier le temps de travail en remote ou sur site, est une entreprise emblématique de la Tech, qui affiche l’ambition de renouveler les méthodes de recrutement. Elle se devait donc de montrer l’exemple ! « La semaine de 4 jours symbolise le passage d’une culture fondée sur le contrôle à une culture basée sur la confiance », peut-on lire sur son site.
Noëlla Gavier, DRH de WTTJ, retrace les débuts de l’aventure et souligne la nécessité de tester. « Quand je suis arrivée en septembre 2020, la semaine de 4 jours était déjà en place depuis un an. Nous l’avions testée durant six mois en 2019. A l’époque, nous étions 80 collaborateurs. Nous sommes 250 aujourd’hui, et le modèle perdure. Les RTT ne répondaient pas au besoin de repos, car on a tous tendance à les accumuler et à les prendre en bloc, avec les congés. Avec la semaine de 4 jours, Jérémy, Clédat, le fondateur de Welcome, a eu l’idée de créer un espace de respiration régulier. »
Fidèle à son image de média innovant, WTTJ a publié un rapport complet sur le test de 2019 (plus de 80 pages)*****. « La mise en place de cette mesure a fait l’objet d’un suivi par une équipe de chercheurs, non seulement pour en légitimer le bien-fondé économique auprès des actionnaires de l’entreprise, mais également pour comprendre l’impact sur le bien-être et l’équilibre personnel des collaborateurs. L’étude établit une corrélation forte entre la sensation personnelle de maîtriser son temps et son estime de soi. »
Parmi les autres résultats, une déconnexion progressive : « À la fin de cet essai à grande échelle, les salariés déclaraient consacrer en moyenne 1 heure 30 à leur travail durant leur jour chômé, sans toutefois exprimer de mécontentement particulier. Il n’a pas été constaté de bouleversement majeur dans les pratiques de travail, et ceux qui se “connectaient” les jours off auparavant ont conservé cette habitude. »
Là encore, la productivité est préservée, même si certains métiers, les commerciaux notamment, ont mis plus de temps à trouver leur rythme. « Pour la grande majorité des équipes de Welcome to the Jungle, les niveaux de productivité demeurent égaux à ceux observés sur une semaine de 5 jours. Les collaborateurs sont devenus simplement plus rigoureux et priorisent davantage. La semaine de 4 jours entraîne ainsi dans son sillage plus de clarté dans le travail à conduire par chacun des collaborateurs. Elle finit de décorréler le temps passé à travailler et la performance en ringardisant le présentéisme.
La réduction du temps de travail à hauteur de 20% n’a pas entraîné une chute de 20% des performances au sein des différentes équipes. Il est toutefois intéressant de constater que des disparités existent entre les personnes et les équipes pour s’adapter à cette nouvelle norme : certaines se sont plus facilement adaptées au nouveau rythme. Cela fut le cas de l’équipe « tech », qui a trouvé ses marques au bout de deux mois, alors que quatre furent nécessaires à l’équipe commerciale pour parvenir à sa vitesse de croisière. Le manque de temps a en effet affecté la détection de nouveaux clients potentiels ce qui a occasionné la réorganisation du département commercial et marketing. Notons que l’équipe commerciale a toutefois retrouvé son niveau de performance initial en se concentrant exclusivement sur les projets à forte valeur ajoutée. »
Des journées beaucoup plus denses
Noëlla Gavier souligne l’exemplarité managériale : « Cela fait partie de notre rôle : il ne faut pas solliciter ses équipes durant leur jour off ». Elle note aussi que les jours travaillés sont nécessairement beaucoup plus denses : moins de pause-café, moins de temps de convivialité, et moins d’informel aussi, dans la manière de travailler. C’est le prix à payer. Parmi les bonnes pratiques qu’elle partage, une culture de l’écrit déjà très forte dans l’entreprise, encore renforcée lors du passage à la semaine de 4 jours : « Cela nous permet de travailler en asynchrone. Nous avons restructuré notre Wikipedia interne, tous nos process sont documentés. J’ai créé une bibliothèque d’informations pour les managers. Et quand on s’envoie des emails, ils sont vraiment « bossés », ils demandent une réponse, mais jamais immédiate. »
« Une organisation très décentralisée et une communication asynchrone modifient sensiblement la culture d’entreprise, observe Albert Reynaud, CEO de Semana. Et sur le management, je note chez mes clients une importante en question autour de l’obligation de moyens, plutôt que de résultats. » La semaine de 4 jours est évidemment un atout fort pour la marque-employeur. « Elle reste marginale, pourtant la demande des collaborateurs explose sur la flexibilité, qui leur permet de mieux équilibrer vie personnelle et vie professionnelle »
C’est Laurent de la Clergerie qui le souligne : la semaine de 4 jours « ne crée pas d’emploi direct, étant donné qu’il n’y a pas de perte d’efficacité à priori, mais cela crée sans doute à minimum de l’emploi indirect pour occuper tous ceux qui ont un jour de plus de congés. » Ce n’est pas une solution-miracle au chômage. En revanche, elle crée du sens. Et ce sentiment est très palpable parmi nos interviewés : « La semaine de 4 jours, c’est un terreau sur lequel on peut construire beaucoup de choses » (Noëlla Gavier, WTTJ) ; « C’est la meilleure décision managériale que j’ai prise de ma vie, j’ai zéro regret » (Mathieu Rostamkolaei, Mozoo).
« Quand j’ai lancé la semaine de 4 jours, je n’aurais jamais pensé que j’irai en parler partout, conclut Laurent de la Clergerie. Mais pour moi, c’est une expérience qui fait date. Si je caricature, elle m’a permis de donner du sens à ma trajectoire. Je ne suis plus un simple « pousseur de cartons », je travaille à un changement profond de la société. Et je m’oppose à la plupart des économistes, dont la logique mathématique ne tient pas compte de l’humain : de la saturation de l’humain qui n’a plus le temps de vivre. »